
Le numéro discret plaqué sur la façade d’un immeuble bourgeois, ne laisse en rien présager des vies mêlées et des destins qui se sont croisés ici à tous les étages. Le pouvoir, la Mondaine, les coquines, les Borsalinos et autres Scarface, tous ont participé à la légende d’une des plus influentes maisons closes parisiennes. Katia la Rouquine, plus célèbre que Madame Claude pour son sens des affaires et de la justice, n’a éteint les lampes de chevet qu’en 2014. Quand Karim Massoud cherche les murs de son futur « hôtel » et qu’il découvre au cours d’une première visite le passé sulfureux de cet immeuble, c’est le déclic : « J’ai visité un vendredi soir, j’ai signé le lendemain matin à 10h ! Je savais que je tenais là un morceau de notre « patrimoine parisien ».
Résultat : 23 chambres contemporaines (dont deux suites) – de 16 à 30 m2 – qui ont retrouvé la lumière du jour. Un équilibre entre le bleu des ténèbres sur les murs et des salles de bain minérales, entre les luminaires épurés et d’épais rideaux en drap de laine signés Lelièvre. Des clins d’oeil d’origine ? Debelles appliques de la fin des années 60, des miroirs de sorcières, des fauteuils enveloppants et des poufs généreux . Et parce que LE10BIS est historiquement un lieu de vie, de partage et de « causeries », les architectes ont voulu insuffler au salon une certaine convivialité, préférant une atmosphère douillette à l’exercice de style. « Nous voulions que les hôtes aient aussi envie de rester paresser au rez-de-chaussée » souligne Elsa Joseph. En faisant évoluer l’éclairage au fil de la journée, en imaginant des fauteuils pour deux et en créant un bar qui, du petit-déjeuner jusque tard dans la nuit, n’accueille pas les mêmes confidences. Les deux suites sont conçues comme de petits appartements. L’une regarde les jardins dans un esprit de petit loft urbain, l’autre joue les romantiques avec sa salle de bain aux allures d’alcôve et son petit balcon d’où l’on observe les toits de Paris jusqu’à la Fondation Louis Vuitton.
LUCIENNE, DITE KATIA LA ROUQUINE
Elle a côtoyé les plus grands, régné en Dame sur les nuits parisiennes pendant 50 ans sans jamaisnégliger son rôle d’indic’ n°1 auprès des « stups ». Claude Cancès, ancien patron du 36 quai des orfèvres en témoigne encore aujourd’hui : « Elle était la virtuose des indics, une encyclopédie du grand banditisme et surtout, elle était à l’aise dans tous les milieux. Au Quai des Orfèvres, elle arrivait directement chez le patron, et savait faire profiter de ses tuyaux tous les services ! » Lucienne Goldfarb, qui se faisait appeler Lucienne Tell, est une « jeune fille » bien élevée au caractère bien trempé lorsqu’elle inaugure à la fin des années 50 l’une des plus célèbres maisons closes de la capitale. Refusant les règles du jeu imposées par les « julots », bien déterminée à travailler en toute indépendance et à offrir cette liberté à toutes celles qui ne voient pas les choses autrement. Une féministe d’un genre nouveau, en bas de soie et talons hauts. Pilotant avec caractère d’abord un lieu de « galanterie » sur six étages, qu’elle transforme plus tard et qu’elle accompagnera jusqu’en 2014… Katia La Rouquine a alors 89 ans et accumulé plus de secrets d’alcôves et d’état qu’un directeur de cabinet. De Ben Barka à l’affaire Elf, elle a fait trembler le pouvoir et les autres cols blancs, en « filochant » sans relâche, en partageant son réseau tentaculaire du monde de la nuit. « J’ai travaillé par amour, dit-elle. A une époque où les poulets étaient formidables, où les flics adoraient leur boulot ». Ni vraiment hors-la-loi ni complètement innocent, ce fin limier en jupons devient clairement une pièce maîtresse dans la lutte contre le proxénétisme et les stups au plus fort des années 70. Collaboration qui lui garantit le « condé », précieux sésame pour exercer sans crainte du Quai des Orfèvres… jusqu’à l’interdiction stricte de ces quelques très rares établissements qui persistent au début des années 80. Transformant alors sa maison des plaisirs en club échangiste, elle redouble d’énergie à courir sa véritable passion, celle qui l’amène à traverser la planète en jets privés, à dévaler les tapis rouges et s’asseoir à la table des plus grands ténors : l’opéra. D’ailleurs, son expertise en matière de Bel Canto lui vaut des amitiés indéfectibles. Comme celle de Roland Dumas, avocat et ami fidèle avec qui elle fonde Opéralia dans le but de découvrir de nouveaux talents, ou celle de Placido Domingo, à qui elle voue simplement un amour inconditionnel. Interrogée à la mort de Madame Claude en décembre 2015, Katia La Rouquine, aujourd’hui en maison de repos, concluait avec panache : «J’ai vécu comme j’ai voulu : j’étais libre, libre, libre comme l’air ! »
