Un magnifique travail photographique de Francesca Piqueras commencé au Bangladesh, poursuivi en Mauritanie, au Pérou, en Argentine puis, pour cette nouvelle série exposée à la Galerie de l’Europe, rue de Seine à Paris, sur les rives du lac Baïkal, à Petropavlosk, à l’extrême Est de la Russie sur la péninsule du Kamchatka. Elle a appelé cette série de photos « in fine », littéralement « dans la fin » de ces navires d’acier à l’agonie dans l’océan de glace, le froid, les vapeurs toxiques des fumées noires.
Francesca Piqueras interview
Vous travaillez depuis plusieurs années sur les architectures marines (bateaux, plateformes pétrolières, forts militaires…) que vous photographiez le plus sou-vent à l’abandon. Comment avez-vous initié cette dé-marche ?
Un ami est parti à la recherche des restes du paquebot France, sur lequel il avait fait un voyage important pour lui, longtemps auparavant. Cette quête l’a amené en Inde, sur des chantiers de démantèlement de navires. Quand il m’a raconté son voyage, ça a tout de suite fait écho en moi. Mais il n’était plus possible d’aller en Inde car Greenpeace avait mené une campagne sur ces chantiers polluants où les conditions de travail sont épouvantables. Ils étaient bunkérisés, complètement interdits aux regards extérieurs. Je suis donc allée sur un chantier de démantèlement du Bengladesh où sur 25km de côtes baignées d’une eau noirâtre les bateaux sont volontairement échoués pour être dépecés. J’ai été constamment suivie, encadrée, avec interdiction de photographier les ouvriers, mais ce n’était de toute façon pas mon propos. Ce qui m’intéressait c’était ces carcasses de navires abandonnés, maltraités, le manque total de considération pour la nature environnante, l’irresponsabilité… C’était un univers qui faisait fortement écho à mon histoire personnelle. J’ai fait là en 2009 ma première série sur les structures maritimes, “L’architecture de l’absence”,et j’ai décidé de tirer un fil que je n’ai pas terminé de tirer, et que je compte bien mener jusqu’au bout.
Vos photographies ont une très grande force métaphorique et l’on y projette spontanément des réflexions sur la civilisation industrielle, la dégradation de l’environnement, la lutte de l’homme et de la nature… Avez-vous cette volonté de faire oeuvre métaphorique ?
Métaphorique, c’est un mot qui me convient bien. Mon travail est sous tendu par une évidente quête esthétique, mais celle-ci ne peut se suffire à elle-même, sinon elle serait insuffisante, superficielle et ne correspondrait pas à mon intention. Bien que ne me situant absolument pas dans le documentaire, mes photographies rendent ainsi compte du drame d’une nature qui ne pourra pas éternellement digérer la masse de déchets qui sont produits et dont les structures gigantesques que je photographie sont un symbole. Cela dit, comme l’indique le titre de cette exposition, “in fine”, ce qui me fascine avec ces structures construites par l’homme puis abandonnées, c’est avant tout le processus même de leur désintégration, qui est aussi une lente transformation. C’est dans cet espace-temps, qui débute avec leur abandon et se poursuit jusqu’à leur complète décomposition, que je situe mon travail. C’est une esthétique de l’abandon ! Pendant ce laps de temps au cours duquel ces épaves sont digérées par la nature, elles livrent un combat physique avec les éléments et connaissent d’infinies métamorphoses, prennent une multitude de formes. C’est un processus violent, douloureux, d’une in-croyable vitalité et délicieusement esthétique ! Si j’ai choisi la mer, c’est pour mieux saisir la force de cette lutte. Pour cela je travaille comme un sculpteur avec ces matériaux que sont l’eau, le fer, la rouille et bien entendu la lumière. Les épaves et les plateformes apparaissent à distance comme des objets froids. Dans mes photographies je cherche à leur donner vie, à saisir les longs spasmes qui évoluent très lentement pour arriver au plus vite à la fin et à l’oubli, cette tension entre puissance créatrice et destruction, et même autodestruction. Je me sens ainsi très proche des artistes de l’actionnisme Viennois (Otto Muehl, Hermann Nitsch, Günter Bruce…) qui étaient aussi fascinés que je le suis par ces processus de destruction-création.
Vous avez réalisé votre dernière série en Sibérie. Dans quelles conditions s’est déroulé votre voyage ?
Avant de démarrer un projet, je me renseigne sur la présence d’épaves en faisant des recherches sur internet, puis je fais mes premiers repérages grâce à Google Map. Evidemment, sur place, j’ai souvent des surprises et rien ne se passe comme prévu !
A Petropavlovsk, ce port situé sur la péninsule du Kamchatka, j’avais trouvé sur place un contact, c’était un chasseur d’ours d’une soixantaine d’années, qui ne parlait que russe (et je ne parle pas russe !). Il m’a fait faire le tour de la baie en 4×4, mais quand je lui montrait les épaves pour qu’il s’en approche, il répon-dait invariablement « Niet ! », en me faisant comprendre que c’était interdit. J’ai donc décidé d’y aller toute seule en marchant sur la glace, ce que des pécheurs me disaient de ne pas faire car c’était dangereux. Et puis finalement, en faisant les cent pas en ville, je suis tombée sur une boutique qui organisait des excursions et il y avait même un jeune homme qui parlait un peu anglais ! Je lui ai donné rendez-vous et le lendemain il est arrivé avec une motoneige. Il m’a amenée partout où je voulais aller, jusqu’à l’embouchure de la baie, qui s’ouvre sur l’océan Pacifique. Il n’avait peur de rien, et j’ai pu travailler comme je l’entendais.
BIOGRAPHIE
« Enfant, j’ai habité une maison de fer dessinée par Gustave Eiffel et construite pas un de ses élèves », confie Francesca Piqueras, qui se retrouvait souvent seule dans cet étrange vaisseau métallique, posé au milieu des champs. D’aucuns verront là l’origine de son intérêt pour les géants de métal abandonnés à la rouille, qu’elle photographie avec constance depuis 2009.
C’est à l’âge de 10 ans que l’artiste d’origine italo-péruvienne reçoit en cadeau de ses parents – tous deux artistes, amis de Duchamp, Man Ray, Dali – son premier appareil photo. Si elle entame d’abord une carrière dans le cinéma comme monteuse, elle ne se départit pas de sa passion pour la photographie et décide de s’y consacrer pleinement au début des années 2000. Elle expose à partir de 2007 des séries en noir et blanc centrées sur l’univers urbain.
En 2009 elle passe à la couleur et débute son projet sur les structures marines abandonnées avec « L’Architecture de l’Absence », série prise sur les chantiers de démantèlement de cargos et de tankers du Bangladesh. Puis ce sera « L’Architecture du Silence », sur les cargos échoués volontaire-ment sur les plages de Mauritanie ; « L’architecture intérieure » sur les plateformes pétrolières en Mer du Nord ; « Fort », sur ces forts militaires abandonnés au large de l’estuaire de la Tamise ; « Panic Point », série qui confronte la puissance des vagues des plages péruviennes aux plate-formes pétrolières ; « Phoenix » sur les restes du port artificiel construit à Arromanches lors du Débarquement ; « Après la fin », sur les épaves échouées en Patagonie, à l’extrême sud de l’Argentine. La première rétrospective de son oeuvre a lieu en 2017 au Palazzo Ducale de Massa (Italie).
Textes de l’interview et de la bio fournis par William Lambert et la Galerie de l’Europe
PHOTOS©Francesca Piqueras
A VOIR A LA GALERIE DE L’EUROPE
DU 24 AVRIL AU 9 JUIN 2018
55 rue de Seine, 75006 Paris
Du mardi au samedi 10h30-13h / 14h-19h
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