Le train Al Andalus Expreso, au charme rétro, parcourt l’Estremadure en 6 jours de Madrid à Séville. Une façon originale de découvrir les ruines romaines, les cités médiévales et les villages figés dans le temps. Avec péchés de gourmandise à la clé.
Texte & photos : Michèle Lasseur
Madrid, reine d’Espagne. Le horchata (lait d’amande frappé) coule à flot et la corrida (21 en mai) permet d’admirer les célébrités de l’art taurin. Gare de Chamartin…Tapis rouge théâtral, deux hôtesses, tailleur bleu roi, accueillent les voyageurs à la porte d’un wagon aux nuances vanille-chocolat. La courtoisie fait partie du voyage. Avec cet Andalus Express resurgi des années 30, la Compagnie des chemins de fer espagnol a remis au goût du jour la croisière sur rail. Composé en partie de voitures wagons-lits de l’Orient-Express restaurées et réaménagées, ce train de luxe siglé « Renfe » quitte tous les dimanches en début d’après-midi la gare de Madrid. Le décor est tel qu’on l’avait imaginé : marqueterie acajou, tentures Art Nouveau, peignoirs estampillés du logo de la compagnie. Un coup de sifflet et le train démarre. Le mot « voitures » peut rimer avec rêve. Exceptionnelles mais éphémères, elles procurèrent à quelques privilégiés le plaisir de la vitesse.
Au wagon-salon-bar on croise des Anglais, des Australiens et quelques Belges. Parmi eux, un alerte monsieur de 83 ans, commodore (président) d’un yatch club aux Bermudes, une pharmacienne parisienne, un cadre du Crédit agricole et des Espagnols bons vivants… une vraie tour de Babel. Les repas sont pris dans la voiture restaurant ou dans des « paradores ». Gastronomie, confort et plaisir d’être en société. Les dieux se chargent du reste.
A bord, on mange, on boit, on danse, on joue aux cartes, on lit. On prend le temps de feuilleter des guides, en rêvant à la prochaine étape. Et on y fait de beaux rêves, à la lumière douce de la lampe de chevet à abat-jour, dans un grand lit. A 8 h un grelot, sorte de jingle bell, retentit dans le couloir. Ce qui me rappelle que Mozart a parfois écrit des compositions pour jeux de clochettes accordés. C’est l’heure du petit-déjeuner. Le jour, la chambre devient salon : le lit se transforme en divan confortable avec une table, un fauteuil et un cabinet privé de toilette (lavabo, W-C et douche).
Le paysage se déroule comme un film. Chaque matin, après le petit déjeuner, on sort de la gare pour une nouvelle étape touristique.
Voici déjà Aranjuez et un mirage de marbre, le Palais royal. Cette ancienne résidence d’été des Bourbons a une mémoire superbe. Les salles font dans la grandiloquence : la salle du Trône et ses tapisseries flamandes, le salon de Porcelaine, le salon chinois avec 200 aquarelles sur papier de riz (cadeau de l’empereur de Chine à la reine Isabelle de Castille) et le fumoir de style arabe inspiré de celui du palais de l’Alhambra de Grenade. Dommage que l’humour n’ait pas été jusqu’à y installer une boutique hors taxes.
En Estremadure, l’art fut recyclé : une porte de construction romaine fut flanquée de deux tours à l’époque musulmane et le XVIIIe siècle lui a rajouté un fronton. On y vécut comme une grande parenthèse, gardant l’histoire dans un cocon. Séparé de l’océan par plusieurs centaines de km, l’Estremadure agricole a fourni des bataillons de conquistadores pour aller coloniser le continent sud-américain. Hernan Cortès, les frères Pizarro et autres petits nobles désargentés partirent sur de lourds galions pour se tailler un empire au fil de l’épée. A défaut d’être hidalgo, on s’y sent pèlerin. Mes étapes sont un peu les mêmes que celles des pèlerins d’antan. Mais si les châteaux et couvents ont pratiqué pendant des siècles l’hospitalité aux voyageurs, c’est un train pour touristes fortunés qui s’immobilise le soir venu sur un quai théâtral pour dormir dans des gares célèbres ou des stations de campagne.
Le train est un palace mais aussi un théâtre : pour arriver aux deux wagons-restaurants, Alhambra et Gibralfaro, nous traversons le wagon salon où chaque jour est affiché le programme de la journée, la salle de jeux et le piano-bar (Giralda) qui ferme à 1 h
du matin. Aux charmes discrets du voyage en train succèdent le plaisir de la gastronomie. Le chef Vicente Caso, 43 ans, a une cuisine bien en cour entre les cloisons « verdurées » du wagon restaurant. Des produits comme l’huile d’olive, le vin de xérès ou le jambon ibérique côtoient d’autres plats rafraîchissants, tel le gaspacho. La queue de bœuf braisée à la crème de chou-fleur, le porc Montanera avec vinaigrette aux cerises, les légumes d’Estremadure, les olives Manzanilla, il y en a pour tous les goûts. La cuisine est à la hauteur du voyage et les passagers sont ravis. Pain béni si j’ose dire que ce chef qui est une sacrée toque.
TOLEDE
Le lendemain, changement de décor. L’Andalus Expreso arrive à Tolède, l’antique capitale wisigothique, perchée sur une colline granitique au pied du Tage. Ville d’art, habitée par les Romains et les Wisigoths, par les arabes et les juifs, elle a été déclarée Patrimoine de l’Humanité par l’Unesco. Le Tage enserre ses murs de briques rougeâtres. Une route circulaire fait le tour de Tolède par la rive gauche. Des ponts (Alcantara, le pont Saint-Martin fortifié au XIIIe siècle), la vue sur les quatre tours de l’Alcazar et sur les toits roses est d’une beauté insolente. De loin, l’immense phallus de la cathédrale se détache sur le ciel bleu. Dans le dédale des ruelles tortueuses, les anciennes synagogues du Transito et de Santa Maria la Blanca rappellent que la communauté juive de Tolède fut riche et puissante. Elle reste la ville de cœur pour la communauté sépharade. Des étudiants arrivés tout droit de Chicago chantent A cappella devant la façade. Ils ont l’extrême vertu de sourire dans cette Espagne très chrétienne qui reconquit l’autre.
Tolède fut aussi la ville d’adoption d’El Greco, dont les toiles ornent les murs des églises et des musées. Le peintre crétois est la star de la ville. Dans l’église Santo Tomé se trouve un de ses chefs-d’œuvre : L’Enterrement du Comte d’Orgaz. La toile représente l’apparition miraculeuse de deux saints lors des obsèques d’un seigneur local. Ainsi que l’enfant naturel d’El Greco (qu’il n’a jamais reconnu).
Se restaurer : Menu Greco
Terre de soleil, l’Espagne a aussi ses ailleurs. Elle y met ses visiteurs au vert. Le train file vers la sierra de Monfragüe. Nous allons profiter d’une matinée au milieu de la nature. Le parc national qui borde le Tage est le paradis des oiseaux. En compagnie de guides équipés de télescopes, nous pouvons observer le vautour moine qui paraît bien plus grand que le vautour fauve, les aigles impériaux, les cigognes noires qui viennent d’Afrique où elles hivernent… L’après-midi nous gagnons Malpartida de Plasencia et nous arrêtons chez Marta Recio Mateos. Ah ! les bons jambons. Ils bénéficient d’une appellation d’origine contrôlée : « Dehesa de Extremadura ».
L’Extremadure est la plus grande zone d’élevage du cochon ibérique. La Dehesa (prairies) est couverte de chênes verts et de chênes-lièges. Ils donnent en automne le gland appelé « bellota » en espagnol qui fait la joie des cochons qui labourent du groin la châtaigneraie à leur recherche. Elle donne un goût de noisette au jambon. Durant 4 mois (Octobre à Janvier), les porcs sont « mis à la châtaigne ». Elle donnera parfum et fermeté à la viande.
CACERES
Occupée par les Celtes, mise en valeur par les Romains, les Arabes la dotèrent d’une enceinte de remparts. Puis elle tomba dans l’escarcelle d’Alphonse IX de Léon et de Galice en 1229.
Le Barrio monumental est le cœur historique. De la Plaza Mayor, un large escalier de pierres conduit à l’Arco de la Estrella. S’ouvre ensuite une longue suite de venelles, de places bordées de palais, de maisons nobles et d’églises s’entremêlant d’une époque à l’autre. Blasons qui ornent les façades, fenêtres à meneaux, les styles roman, almohade, renaissance racontent l’histoire de la ville.
Ancienne mosquée, l’église San Matéo veille sur ses tombeaux. Les habitants ont gardé la vertu de sourire aux touristes-migrants s’arrêtant dans le parador local. Celui de Caceres occupe des bâtiments nobles (l’antique palais des marquis de Torreorgaz), dont le passé excite la curiosité. Depuis 1928, il fait partie de ces hôtels d’Etat (de luxe) qui parsèment les routes ibériques avec du caractère et une gastronomie régionale et de tradition (salade de poivrons, crème froide de tomates Miajadas aux figues, aloyau ibérique rôti sauce Casar paprika croquant et desserts généreux en VO !). On s’y restaure en toute intimité loin des rumeurs de la ville. Allez-y en paix.
MERIDA, capitale de l’Estremadure, n’a pas volé son nom de « Augusta Merita », parrainage royal d’Auguste en 25 av. J.C. On y redevient légionnaire ou gladiateur pour gagner le plus long pont romain au monde, le théâtre, l’amphithéâtre, le stade. On y trouve même les vestiges de trois aqueducs. Alors tout naturellement elle fait partie des sites du patrimoine mondial classé par l’Unesco.
L’Estremadure en rajoutera donc toujours ! A l’extrême sud, non loin de la frontière avec l’Andalousie, voici Zafra en bordure du Portugal. Une ville blanche d’origine mauresque avec une Plaza Mayor et arcades, un Alcazar du 15e siècle transformé en parador sans oublier églises, couvents, dédale de rues et de ruelles pour retenir le voyageur en mal de références historiques. Une parenthèse des temps passés ouverts en éventail.
A SEVILLE, les bougainvilliers sont en fleurs, les couleurs éclatent comme un feu d’artifice et font ressortir la blancheur éclatante des façades. Les calèches et leurs chevaux trottinent le long des allées du parc Maria Luisa. Dans les odeurs du jasmin et de la fleur d’oranger, on ne peut s’empêcher de penser à Bizet et à sa célèbre Carmen. Surtout à côté de l’ancienne « manoufactour dé tabac », comme l’appelle dans les bonnes versions le brigadier de Carmen.
Qu’un authentique palace soit situé là ne relève pas de la coïncidence : l’hôtel Alphonse XIII de style arabo-andalou fut construit pour l’exposition ibéro-américaine de 1929. Chaque mètre carré est chargé d’histoire. Boiseries d’un brun chaud, ascenseur aux portes en bois tropical (sipo), il flotte dans les couloirs les fantasmes d’une aristocratie qui n’existe plus. Il a suffi d’un pas pour quitter l’animation de la rue et entrer dans le calme d’une autre époque.
Ici ont séjourné Ernest Hemingway, Ava Gardner, Orson Welles, Rita Hayworth. Une autre époque. A tout seigneur tout honneur, le palace était privatisé ce jour-là par une gloire du football espagnol, Sergio Ramos. Pour son mariage, les invités d’honneur se nommaient David Beckam et Zinedine Zidane. Tant pis pour les mécréants.
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